"éléments rassemblés et annotés" par Jean-Louis Herrmann
Présentation de l’Union Artistique de Savoie à l’Académie de Savoie en 1890
Nous avions rapporté dernièrement le discours que Jules Daisay fit lors d’une soirée de l’Union artistique (probablement destinée aux bien-faiteurs de l’UAS) en 1885.
Aujourd’hui, nous sommes en 1890. Emmanuel Dénarié va présenter l’Union Artistique à l’Académie de Savoie. Un autre style et une autre assemblée.
Quelques mots sur Emmanuel Dénarié : né et mort à Chambéry (1857-1926), il fut avocat, poète, dramaturge... et «membre actif» de l’Union artistique. Il devint «membre effectif» de l’Académie de Savoie en 1893 avant d’en devenir président en1917.
L’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Savoie est une société savante qui fut fondée en 1820 et qui continue à se réunir. Notons qu’elle a décerné de 1883 à 1992 un prix (le «prix Guy») destiné à récompenser des artistes savoyards.
En 1832, l'avocat François Guy lègue à la Ville de Chambéry des tableaux, des médailles, mais aussi une somme de 8000 livres dont la rente annuelle de 400 livres devait permettre de décerner un prix de poésie et de peinture alternativement, pour encourager les jeunes talents originaires de Savoie, le jury étant composé de membres de l'Académie de Savoie.
Plusieurs membres de l’UAS bénéficièrent de ce prix (qui, ne fut plus qu’honorifique au cours du XXème siècle : Jules Daisay, François Cachoud 1, Joseph Communal 2 (conjointement avec Laurence Millet en 1909 - 1ère femme nommées), Catherine Chiron 3 (en 1984). Bruno Perino fut le dernier peintre à recevoir ce prix en 1992.
Voici la présentation d’Emmanuel Dénarié sur l’Union artistique au congrès des sociétés savantes de Chambéry en1890 :
« La Société de l’Union artistique, dont je viens vous entretenir n’a aucune prétention à la science, aussi est-ce la première fois qu’elle ose se risquer en aussi auguste compagnie.
Jusqu’à ce jour, modestement installée sous les toits, les représentant de la palette savoyarde ne descendaient pas de leurs ateliers que pour leur loterie annuelle; quelque fois même, moins stoïques que les buveurs d’eau de notre compatriote Henri Mürger 4, ils s’aventuraient jusque chez le maître queue voisin.
Vue heureuse et facile que la nouvelle du Congrès est venue troubler car il fut résolu qu’après avoir fait un peu de toilette, nous descendrions nos cinq étages et nous nous présentions au Congrès, non pas pour y briller, car on ne peut briller au milieu de vous, Messieurs, mais pour affirmer notre vitalité et profiter de vis grandes et savantes leçons.
L’Union artistique a été fondée en 1881. Je n’ai pas l’intention de faire ici le procès-verbal de ses travaux qui, par leur nature même, sont destinés à être dispersées sitôt leur achèvement, et échappent ainsi à vos judicieuses appréciations? Je vous entretiendrai donc que de son but et du mouvement artistique qu’elle a fait naître dans notre pays.
Est-ce à dire que l’art date en Savoie de 1881 ? Certes, auparavant, il existait puissant et original, mais il était le privilège des natures d’élite. L’éducation artistique ne se rencontrait que chez les rares amateurs et notre Société n’eût-elle servi, faute d’avoir créé des peintres, qu’à former le goût de ses membres, sa place devrait être marquée parmi les œuvres utiles.
Oui, il y avait des artistes, et même de grands artistes. M. Molin 5, qui a daigné être notre président d’honneur, est une des gloires de la Savoie. Élève le plus distingué du baron Gros, sa réputation était déjà grande à Paris, puis ensuite à Turin, lorsqu’il préféra revenir dans notre ville pour faire jouir nos compatriotes de son admirable talent. Véritable artiste du moyen âge, dédaigneux de la commande ne prenant ses pinceaux que pour obéir aux impulsions d’une nature admirablement organisée, Molin n’a exécuté que des oeuvres relativement peu nombreuses. Il a compris, comme tout peintre consciencieux, que l’art consistait non à accumuler des toiles, mais à perfectionner le travail commencé. Aussi dans son œuvre, aucune faiblesse; la conception est toujours large et puissante, l’exécution est d’une sobriété qui étonne en égard à la richesse de la couleur. C’est ce contraste qui est le grand sujet du maître.
Avez-vous vu ses portraits ? Lors même que l’on ne connaît pas le modèle, l’œuvre nous saisit, car le personnage représenté s’efface devant l’œuvre même. Le maître a une façon spéciale de regarder ses modèles, il sait découvrir et immobiliser sur la toile un éclair fugitif que vient illuminer la figure qui pose devant lui, et tout en conservant aux traits même les plus vulgaires leur rigoureuse exactitude, il leur donne toujours, comme le faisait si admirablement Van Dick, un cachet de grandeur et de grâce qu’il sait puiser en lui-même et qui est le propre de son délicat pinceau.
Après le maître, son ancien élève, maître lui-même, Daisay, médaillé au Salon de Paris. Une de ses toiles, Passage inondé de soleil, a mérité, il y a deux ans, les plus flatteuses louanges de la critique lyonnaise. Par la science de son art, la justesse de sa couleur, la correction absolue de dessin, qui, selon la remarque d’Ingres, est laprobité de la peinture. Daisay est arrivé à imiter la nature avec une étonnante précision. Or, cette imitation des choses qui est la caractéristique de son talent, devient le but vers lequel semble se porter spécialement les efforts de la peinture moderne. Malheureusement, les oeuvres de Daisay sont rares; l’artiste est doublé d’un professeur, et les admirateurs du peintre regrettent que le professeur, hélas ! trop harcelé, ne puisse permettre à l’artiste de reprendre plus souvent ses pinceaux.
D’autres aussi, dans notre pays, cultivent les arts avec passion et succès. A Annecy, M. Cabaud 6 avait su voir et rendre sur la toile les eaux profondes et mobiles du lac. A Rumilly, M. Rubellin faisait naître sous son pinceau habile des fruits qui ont tenté plus d’un gourmand amateur. Albertville possdait le chevalier Levret, auteur de la Dormeuse et statuaire d’un rare talent. A Chambéry,le commandant d’Aigremont remplissait ses cartons de fusains, traités avec le fini et la délicatesse de la gravure. Henry, cet esprit délicat et fin, obtenait d’étonnantes miniatures au moyen du noir de fumée, ce qui faisait dire à notre spirituel chansonnier, dans un de nos banquets annuels :
C’est un vrai peintre savoyard,
Car il met la suie en peinture.
D’autre part, les amateurs appréciaient les œuvres des frères Guillot : l’un pastelliste habile, l’autre consommé dans le maniement du fusain, plusieurs fois admis au Salon. Trenca, ce musicien si distingué, savait ajuster à ses moments perdus une brosse au bout de son archet et traitait la nature en poète.
Puis, passant à des amateurs plus illustres encore à d’autres points de vue, le monde des artistes et des savants suivait avec admiration l’éclosion d’un art qui, sous la main d’un glorieux gentilhomme de Thonon, faisait revivre dans l’Armorial de Savoie les plus étincelantes enluminures du moyen âge.
Comme savant et littérateur, le comte Foras, Messieurs, vous appartient. Mais puisque je le rencontre aujourd’hui à votre tête, qu’il me permette de saluer en lui l’homme qui, par ses travaux d’art, a grandement honoré notre pays.
J’ai sur les lèvres un autre nom qui a déjà retenti dans cette enceinte et dont plus jamais la Savoie a le droit de s’enorgueillir. Et voudrait-on ne pas parler du marquis Costa de Beauregard son nom vient se placer lui-même partout où l’on raconte nos gloires. Quoique maintenant l’éminent historien tende à absorber l’artiste je ne puis oublier que la main qui vient de fixer d’une façon puissante les traits jusqu’alors insaisissable de Charles Albert, a fait renaître sous l’ébauchoir les étranges figures d’Hamlet et de Savonarole. Et pensez-vous qu’en étudiant ces diverses physionomies ce grand chercheur, soit comme artiste, soit comme historien, s’il n’a pas poursuivi la même œuvre, a du moins obéi à la même idée ? Qu’il s’attaque à Charles Albert, à Savonarole ou à Hamlet, c’est toujours le sphinx qui est devant lui et dont il cherche à pénétrer les secrets. Par tempérament spécial à sa race, autant que par plaisir d’artiste, dédaigneux des luttes vulgaires et des victoire faciles, le marquis Costa aime se planter devant les physionomies énigmatiques, et lentement, patiemment, avec un ciseau d’or qui n’a jamais faibli dans ses mains, il fait choir morceaux par morceaux le masque qui les cachait à nos yeux.
Vous le voyez, Messieurs, il n’était pas nécessaire de créer l’Union artistique pour faire éclore l’art en Savoie. Doit-on conclure à l’inutilité de cette création ? Loin de là. Les quelques artistes qui avaient atteint les hauts sommets pouvaient individuellement peut-être s’y maintenir, mais la grosse majorité des commençants et des amateurs modestes, forces éparses destinées à s’affaiblir faute d’impulsion, devaient sentir la nécessité de se grouper pour marcher en avant et se diriger ensemble vers le même but.
S’il est un pays qui puisse avoir une école de paysage, c’est bien la Savoie. Sous notre ciel, il n’est pas nécessaire à l’artiste d’interpréter la nature : il n’a qu’à la copier servilement, et il fera un chef-d’œuvre. Et pourtant, cette école de paysage n’existait pas ou plutôt n’existait plus : si nous parcourions le Musée de Chambéry, nous n’y trouverions qu’un assez bon paysage d’Hugard 7 et un autre petit paysage gracieusement composé, précieux souvenir d’une grande illustration littéraire. Quelques rares privilégiés connaissaient aussi les belles toiles dues à un pinceau exquis que le comte Marin a laissé trop tôt tomber de ses mains. Les principaux maîtres que j’ai cités tout à l’heure portaient leur préférence vers d’autres branches de l’art ; il y avait une création à tenter. Les brillants succès de l’école genevoise de Calame 8 et de Diday 9, pouvaient encourager les efforts d’une patriotique émulsion.
Ces pensées, il y a quelques années, hantaient l’esprit d’un homme qui, depuis longtemps, consacrait son intelligente activité au succès de presque toutes les œuvres utiles de notre pays. Porté, autant par goût que par de savantes études, vers des spéculations les plus élevées de l’art, M. Bérard, dont l’éloge comme aquarelliste n’est plus à faire, caressait, en arrivant à Chambéry, la pensée de fonder une Société artistique. Il savait que de nombreuses tentatives en ce sens avaient échoué. En fut-il ainsi découragé ? Au contraire. C’était pour lui l’occasion de mettre à profit son incomparable énergie?
MM. Daisay et Victor Barlet, auxquels il confia ses projets, lui prêtèrent leur appui autorisé. Quelques jours après, un capitaine expérimenté, M. Bérard, avait déjà choisi et rassemblé une petite troupe décidée. Un projet de Société fut confié à la presse : beaucoup répondirent à l’appel. L’Union artistique était fondée sous la présidence du comte Marin. L’installation d’abord des plus modestes, dans les combles d’une maison de la place Octogone : un ciel s’ouvrait sur une mansarde de 30 mètre environ. Bientôt les adeptes affluèrent, les chevalets se heurtèrent dans un atelier trop étroit, et, en 1884, grâce aux soins de MM. Bérard et Daisay, l’Union artistique transportait ses pénates dans un magnifique local de la rue des Portiques, qu’elle occupe aujourd’hui. L’ascension en est pénible, presque six étages; mais ce n’est qu’en se rapprochant du ciel qu’on peut recevoir l’inspiration. Dès le début, de précieuses sympathies, accompagnées parfois de dons généreux, vinrent encourager nos œuvres. Le marquis Costa nous envoyait une riche collection d’estampes reproduisant les chefs-d’œuvre de la galerie royale de Munich ; le baron Lucien d’Alexandry se dépouillait, en notre faveur, de la collection complète des eaux fortes de Boissieux.
D’autre part, en même temps que nos murs s’ornaient des œuvres de nos meilleurs sociétaires, la Bibliothèque s’enrichissait chaque années, grâce aux libéralité du comte de Villeneuve.
Puis à côté de ces encouragements personnels, un plus haut personnage nous était encore réservé. L’Académie de Savoie, qui n’a jamais failli à la mission protectrice que son rang lui impose, en même temps qu’elle nous faisait un don digne d’elle, ouvrait ses rangs à notre fondateur : honneur inappréciable, Messieurs, qui, en récompensant notre chef de file, devait rejaillir sur ses modestes compagnons.
Depuis lors, l’Union artistique n’a fait que prospérer. Elle est maintenant en mesure, et c’est encore un des buts qu’elle se propose, d’aider pécuniairement de jeunes artistes à se perfectionner dans de grandes écoles. Chaque année, grâce à l’activité de ses membres, elle a pu organiser une loterie tantôt publique, tantôt privée et gratuite ; chaque année aussi elle voit arriver d’anciens amateurs ou éclore de nouveaux talents. A l’heure présente, elle marche résolument à son but: l’école se forme, et, lorsqu’après la dispersion de l’été, les mauvais jours ramènent ses membres à l’atelier, ils sont heureux de constater ensemble, dans les œuvres apportées, non pas le plus souvent la perfection rêvée, mais toujours au moins un sérieux progrès accompli.
L’avenir, je l’espère, justifiera notre attente, et si je passe sous silence le nom de plusieurs membres remarquables de notre Société, je m’en voudrais de ne pas mentionner ici MM. Cachoud, Morion 10 et Filliard 11, dont la riche organisation artistique donne aux amateurs de bonne peinture les plus légitimes espérances.
Cet exposé, lourd sans doute, Messieurs, pourrait être allégé par d’inintéressants détails, si je ne craignais d’occuper, au profit de choses futiles peut-être, des instants destinés à de hautes discussions scientifiques. Vous pourriez par ailleurs, avec les élégantes subtilités qui vous sont familières, rabattre un peu nos prétentions. L’Union artistique est utile sans doute, mais de quel droit se présente-t-elle, comme ayant la première vulgarisé les connaissances artistique dans notre pays. L’Académie n’est-elle pas, avant elle et bien au-dessus, l’académie des arts en même temps que des sciences et des lettres ? Nous avons bien souvent songé à celà. Malheureusement, nous sommes encore, pour la plupart, encore loin de l’Académie: « Nos licet omnibus adire Corinthum 12 ». Et faute de pouvoir entreprendre le voyage, la troupe nombreuse des amis des arts n’est pas fâchée de s’arrêter devant notre porte, toujours grande ouverte aux hommes de bonne volonté?
La vulgarisation des connaissances artistiques, voilà ce qu’il était absolument nécessaire d’entreprendre? Car les quelques leçons de dessin que l’on reçoit sur les bancs de l’école ne servent que trop rarement à former le goût. Ce n’est que plus tard que l’on est capable de sentir et comprendre. Il fallait donc établir un centre où chacun pût apporter ses connaissances spéciales et faire son profit des études entreprises par d’autres. Pour ceux même qui s’en tiennent éloignés, l’influence de cette Société se fait sentir, car ses expositions presque continuelles entretiennent dans le public la préoccupation des choses d’art.
Education utile, Messieurs, même au point de vue artistique.
La Savoie, à côté de ses trésors naturels, possède aussi d’autres richesses dont beaucoup sont encore ignorées. A toutes les époques, au moment de la Renaissance surtout, combien de grands artistes sont venus des Pays-Bas, de Flandre et de France, perfectionner leur talent en Italie, cette terre classique du grand art. Ils passaient nécessairement par notre pays, et comme ils voyageaient étapes par étapes, de châteaux en couvents, ils payaient le plus souvent leur écot en monnaie de peintre. Une étude sur cette matière pourra vous être présentée dans un nouveau Congrès.
Mais, dès aujourd’hui, il n’est pas téméraire de penser qu’eu égard à sa situation géographique, la Savoie possède, disséminées ça et là, des œuvres d’art encore ignorées. Or, ce n’est qu’en propageant le goût artistique que l’on arrivera peut-être à épousseter les vieilles peintures qui sommeillent dans les greniers; et qui sait si, derrière des toiles d’araignées, quelques heureux ne verront pas étinceler, en bas d’une peinture curieuse, l’un de ces noms qui sont la gloire de l’art et même de l’humanité ?
Trèsors du passé, richesses de l’avenir, voilà , Messieurs, notre devise? C’est aussi le but que nous atteindrons, si avec nos membres honoraires, Dieu nous prête vie ».